Dans « Le normal et le pathologique » , Georges Canguilhem écrit : « Le normal n’est pas un concept statique ou pacifique, mais un concept dynamique et polémique. Gaston Bachelard, qui s’est beaucoup intéressé aux valeurs sous leur forme cosmique ou populaire, et à la valorisation selon les axes de l’imagination, a bien aperçu que toute valeur doit être gagnée contre une antivaleur. C’est lui qui écrit : « La volonté de nettoyer veut un adversaire à sa taille » Quand on sait que norma est le mot latin que traduit équerre et que normalis signifie perpendiculaire, on sait à peu près tout ce qu’il faut savoir sur le domaine d’origine du sens des termes norme et normal, importés dans une grande variété d’autres domaines. Une norme, une règle, c’est ce qui sert à faire droit, à dresser, à redresser. Normer, normaliser, c’est imposer une exigence à une existence, à un donné, dont la variété, la disparate s’offrent, au regard de l’exigence, comme un indéterminé hostile plus encore qu’étranger. » (page 227).
L’addiction comme pathologie
L’avantage, pour les addicts, de présenter l’addiction comme une pathologie, c’est de se dégager du jugement moral pour le substituer au jugement médical. Cette évacuation de la morale revient par effet boomerang nous frapper dès lors que la pathologie se lie avec le concept de normativité comme présenté par Canguilhem dans « Le normal et le pathologique ». La norme de laquelle s’écarte l’addiction est celle des habitudes saines, vis-à-vis desquelles nous avons la liberté de nous abstenir. La pathologie est la perte de cette liberté, et reconstitution d’une normativité propre à l’addiction, que l’on a nommé dans des articles précédents, et sous forme de métaphore, une dictature du produit ou du comportement objet de l’addiction en opposition à la démocratie psychique qui serait synonyme de santé mentale. Nul doute que l’addiction porte atteinte à la santé, mais de la nicotine à l’héroïne, c’est une affaire de degré, car l’une n’est pas aussi incapacitante que l’autre, même si les deux sont des dépendances dures dont on ne peut se défaire sans aide et sans de multiples tentatives. Le pathologique dans l’addiction, défait tous les rythmes biologiques normaux, elle tord ce qui devrait être droit, et l’équerre qui détermine la rectitude perd le confort de la géométrie euclidienne pour s’aventurer dans une géométrie beaucoup plus instable, accidentée, irrégulière. Le pathologique dérègle, comme il déroge. Canguilhem précise que l’infraction précède la formulation de la norme, de la même manière que Sartre fait précéder l’existence à l’essence. C’est par le pathologique que l’on réalise ce que l’on a perdu, la santé, « silence des organes » pour le docteur Leriche qui dit : « Il y a en nous, à chaque instant, beaucoup plus de possibilités physiologiques que n’en dit la physiologie. Mais il faut la maladie pour qu’elles nous soient enfin révélées ». L’addiction est le grand révélateur de l’indépendance. C’est parce qu’on l’a perdue qu’on prend conscience de son absence, éjectée du corps-esprit avec la santé. D’où la possibilité, pour le craving, de revenir hanter l’abstinent très peu de temps après un sevrage, car la santé n’est pas, comme l’OMS la définit au sortir de la seconde guerre mondiale, ce « bien être bio-psycho-social », mais plutôt cet état normal dans lequel on ne se préoccupe plus de ce que l’on a, silencieusement fonctionnel, et sainement normal.
L’abstinence est-elle une guérison ?
Ma réponse est partiellement « non » pour la simple et bonne raison que la possibilité de la rechute n’est pas effacée par l’abstinence. Par contre, on peut affirmer dans le prolongement de ce que nous venons d’examiner que l’abstinence c’est la santé de l’addict. On retrouve ici Canguilhem : « Guérir, malgré des déficits, va toujours de pair avec des pertes essentielles pour l’organisme et en même temps avec la réparation d’un ordre. A cela répond une nouvelle norme individuelle. Combien il est important de retrouver un ordre au cours de la guérison, cela ressort de ceci que l’organisme semble avant tout tendre à conserver ou acquérir certaines particularités qui permettent de le faire. Ce qui revient à dire que l’organisme semble viser avant tout l’obtention de nouvelles constantes. » Si l’abstinence comporte une part de guérison, ce serait précisément dans sa capacité à devenir une norme. Sauf que cette norme n’est pas nouvelle, car on était abstinent sans le savoir, avant que l’addiction ne se déclare. En revanche, l’abstinence s’accompagne d’une nouvelle normativité : elle s’instaure, a fortiori, dans le long terme, avec une nouvelle manière de vivre, dans le souvenir de la souffrance des addictions, avec lesquelles il faut prendre et imposer de la distance.
La santé psychique en devenir
La santé de l’addict se réalise pleinement dans l’abstinence, mais pas sans instauration d’une série de normes nouvelles qui doivent être pérennes. La santé devient le socle fondamental sur lequel il faut se reconstruire pour avancer, à défaut de ne pouvoir jamais reculer dans le temps. Tout l’appareil psychique tend vers une économie de la stabilité qui doit résister aux cycles du craving, besoin irrépressible et besoin saisonnier. Les outils thérapeutiques non chimiques prennent ici toute leur importance. C’est précisément sur ce terrain que ma fragilité est la plus forte. Fragilité que ma prise en charge de quatre semaines dans une clinique spécialisée se devra de combler, par l’apprentissage du vivre avec (l’abstinence) le vivre sans (produits). C’est en définitive vers un dépassement du normal et du pathologique que doit se restaurer la santé psychique, dépassement par synthèse créatrice, évolution vitale individuelle, existentialisme personnel et phénoménologie du soi. Voilà le programme de mes prochains mois.


