L’imprenable contingence de la vie
La vie est une contingence, et nos vies sont éminemment contingentes : cela signifie que tous les événements imposés par le tapis roulant de la flèche du temps peuvent ou ne peuvent pas arriver, selon les circonstances, dans un monde davantage probabiliste que strictement causal. Si nous sommes libres, nous sommes aussi responsables. Se tisse ainsi un réseau d’interdépendance des libertés et des responsabilités de chacun, toile qui relie tous les êtres humains par la généralisation d’une forme d’effet papillon tellement énorme que nul ne peut prévoir l’avenir. Du fait de la contingence de la condition humaine, nous oscillons en permanence entre trois degrés de la vie humaine : la survie, la vie et l’existence. Ici, je vous parlerai de mon expérience de survie dans le contexte de surdosage à la buprénorphine, dont les aspects strictement factuels ont été abordés dans un précédent article.
Survivre à l’accident pathologique
Lorsque la fatalité de la maladie, du hasard malheureux de la perte ou des accidents tout aussi pluriels et divers que possible, ou lorsque notre santé est sérieusement compromise, nous activons le mode « survie ». Survivre, c’est être plongé de force et sans bouée de sauvetage dans un état dégradé de la condition ontologique fondamentale. Survivre, c’est être la victime du pathologique qui instaure sa dictature suprême. L’être n’est plus tout à fait vivant, il doit lutter pour sa vie. Nous avons dans cet état un pied dans le vide et un pied sur le rebord de la falaise existentielle, en sensation de chute, mais toujours accroché par un élastique qui se tend sans cesse à la roche friable du sol que nous habitions auparavant. Notre conscience est alors hyperfocalisée sur le corps. La priorité c’est de pouvoir être toujours présent, la minute, l’heure voire la journée suivante. L’espace mental est extrêmement réduit. Il est difficile de pouvoir, dans la survie, se préoccuper des autres, et encore moins de s’en occuper. La priorité c’est soi, la continuation du moi, l’évitement de sa désagrégation, de sa disparition. Bien sûr, nous savons tous que personne ne s’en sortira vivant in fine. Cela ne signifie pas qu’il ne faut pas tout faire, à n’importe quel âge et dans n’importe quel contexte, pour se maintenir en vie. Lors de mon surdosage à la buprénorphine, j’étais dans le mode survie. Je vivais chaque minute comme un supplice : j’étais dans un vécu de l’atrocité interne, avec une véritable guerre civile à l’œuvre dans mon cerveau, ce temple du corps, pilote alors sans carte ni guidage par satellite, livré à l’impossibilité de contrôler ce qui m’arrivait. Violemment incapacité par la maladie, je ne pouvais plus rien faire d’autre que d’attendre. C’est là que l’ennui se relie si fortement à l’angoisse, laquelle s’auto-entretient en devenant le seul objet de pensée encore concevable.
La guerre civile cérébrale et la symbolique de la psychosomatisation
Je parle de guerre civile dans le cerveau car la buprénorphine a une structure moléculaire tellement complexe qu’elle agit sur plein de récepteurs synaptiques différents simultanément. Cette substance est à la fois agoniste et antagoniste des récepteurs aux opioïdes mais aussi de nombreux autres neurotransmetteurs. Or dans mon cas, aucune de ces actions n’était en accord avec les autres. Mon incapacité de marcher dans les 24 heures après mon unique dose revêt aussi un caractère symbolique : mon corps me disait : cela ne marche pas, je ne peux plus marcher, je ne marcherai pas comme cela. Et puis après la récupération de ma motricité, mon incapacité à tenir en place dans l’akathisie revêt un autre sens symbolique : je ne suis à ma place nulle part, ni debout, ni assis, ni allongé. Ces messages du corps ne sont pas à prendre à la légère, ils sont neurologiques de nature, mais psychique dans le vécu. D’où, au bout de quatre jours d’intenses souffrances, mon effondrement partiel et la situation d’urgence médicale. Car il arrive un moment où l’idée de la mort devient préférable au sentiment de mort imminente, comme si l’on voulait en finir par impossibilité de s’en sortir. J’imagine que c’est ce type d’expérience que les tortionnaires imposent à leurs victimes : plutôt avouer, même ce que l’on n’a pas fait, que de continuer à endurer la torture. La souffrance extrême, quelle qu’en soit la nature, est l’expérience limite ultime. Elle n’est jamais désirable et elle se dénude face à la conscience pour ce qu’elle est vraiment : l’indice de la mort possible, probable et un jour final, nécessaire et naturelle.
L’exfiltration de la dignité
En mode survie, la dignité est sacrifiée pour la santé. C’est très douloureux. Cela blesse durablement, cela fragilise en profondeur l’estime de soi. Face à la longue file d’attente à la pharmacie, devoir demander successivement à cinq personnes de passer devant elles parce que la position d’attente est devenue physiquement impossible au bout de quelques minutes demande de renoncer à une forme de respect et de dignité. De la même manière, devoir se faire aider pour des tâches qui semble ordinaires, comme la satisfaction de l’ensemble des besoins naturels, demande aussi de mettre temporairement de côté notre attachement à cette si précieuse dignité. Pourtant la dignité, en plus d’être un droit fondamental, est étroitement liée à tout ce qui fait le contraire de l’angoisse : la confiance, l’assurance, le respect, l’amour-propre, l’autosatisfaction d’être soi, le bien-être.
Retour à la vie
Après la survie, cette expérience d’un rapprochement excessif de la mort, il faut retrouver le chemin de la vie. C’est là que les ressources internes d’une personne, d’une personnalité, deviennent très importantes, et nous ne sommes pas tous égaux en la matière. Pour moi, c’est la culture qui me sauve, pour d’autres cela pourra être le sport, le travail, la religion, la politique…etc. Redevenir capable de lire et d’écrire : voilà à quoi je reconnais que je suis sorti de la survie et que je suis de retour à la vie.
Pour finir sous forme d’ouverture, je vous propose de réfléchir à cette citation de Victor Hugo qui s’affirme humaniste et progressiste tout en faisant de la résilience avant l’heure : « Je trouve bonne l’adversité, bonne l’injustice, bonne la haine, bonne la calomnie qui se glisse comme le ver dans le sépulcre. Si toutes ces choses qu’on est convenu d’appeler le malheur et qui sont sur moi, pèsent le poids d’un caillou dans le progrès humain, alors je bénis la destinée. » Victor Hugo, Correspondance,1854, p. 188.
Ici le grand écrivain du XIXe siècle affirme que peu importe ce qu’il doit endurer, si ce qu’il endure contribue au progrès humain. Il n’y a pas d’engagement plus humaniste que cela. C’est toute la force des grands êtres humains, ceux qui marque d’une empreinte indélébile leur époque et l’avenir sur plusieurs générations. A notre charge de se saisir de ce patrimoine artistique, de cultiver notre jardin, et d’en faire émerger les plus belles créations.


