Fragments d’une enfance troublée

Les diagnostics pleuvent sur moi depuis quelques années, mais ils sont venus trop tard. C’est dès l’enfance que s’initie le processus d’individuation qui fera de nous des sujets adultes capables de désirer l’Autre en le respectant dans toute l’étendue de son altérité, qui nous rendront capables de nous intégrer dans une société qui possède et impose ses propres normes, sa culture, ses rites.

Je ne peux ici que résumer très brièvement les traces mnésiques que m’ont laissé ma dépression infantile. Très tôt, ma mère m’a confié qu’elle était étonné que je ne regardais jamais personne droit dans les yeux. Cet évitement du regard de l’autre était un signe, celui d’une forme d’autisme peut-être. En lisant les descriptions, je reconnais dans mon enfance tous les critères du syndrome d’Asperger, mais je n’aime pas cette étiquette car elle essentialise trop les personnes et ne propose pas de solution pour évoluer et grandir au delà d’un tableau clinique figé.

Après le divorce de mes parents, à l’âge de 6 ans, je vivais souvent de longues périodes d’ennui. Je répétais à qui voulait l’entendre que je m’ennuyais. « Je ne sais pas quoi faire », « Je m’ennuie » répétais-je à tout le monde. Par ailleurs, j’étais traversé de moments de forte impulsivité que ma famille a appelé mes « crises« . « Il va encore nous faire une crise » est une phrase que j’entendis souvent et pour cause, je me sentais incapable de contenir, de traiter, de gérer mes émotions, ce qui était source d’une grande souffrance. Régulièrement, j’entrais dans de violentes colères vécues comme de grands moments de douleur psychique. Dès qu’il fallait sortir de ma bulle, pour une promenade ou quelque activité que ce soit, j’opposais un refus systématique, jusqu’à me mettre dans des états de véritable folie.

J’ai également eu des phobies sociales pendant des années. Je refusai dès la plus petite enfance d’aller à l’école, endroit qui me terrifiait, lieux de la présence de l’Autre avec qui je me sentais incapable d’entrer en relation. Ce que je n’ai pas pu gérer par les émotions, je l’ai géré par apprentissage. D’où une fatigue, un épuisement social très rapide dès lors que je me retrouvais en présence de plusieurs personnes. J’étais bien seul, isolé, replié sur moi-même. Encore aujourd’hui, la solitude m’apaise. Je n’ai réussi à m’intégrer à des groupes sociaux que très tardivement, lorsque je suis devenu étudiant. Un fait qui n’a rien arrangé : au collège, je fus victime de harcèlement scolaire pendant plusieurs années, de la sixième à la cinquième. Arrivé au lycée je n’avais qu’un seul objectif : que cette situation ne se reproduise pas. Pour m’en assurer, je privilégiai encore une fois le repli sur soi, la solitude, la bulle protectrice.

Entre l’âge de 6 et 10 ans, j’étais animé par une pensée obsédante : j’avais un doute sur l’authenticité de la réalité. Je croyais souvent vivre dans une sorte de monde simulé rien que pour moi, susceptible d’être réveillé d’un moment à l’autre. Je passais également de longues minutes à me contempler dans le miroir, me questionnant sur la réalité. Je me souviens d’avoir eu à ces âges précoces des pensées suicidaires, jamais mises en acte.

J’ai lu dans l’ouvrage Psychopathologie des Addictions que la défaillance de l’introjection serait l’une des causes du recours aux addictions dans une approche psychanalytique. L’introjection, c’est, succinctement, le processus d’incorporation inconscient de l’image de l’autre et du monde en soi. Pour ma part, je ne serais pas étonné qu’il y ait eu un problème de ce côté là.

Enfant solitaire, doué en classe, isolé, atteint de phobies sociales, de crises de colère et d’une forte impulsivité, ayant des centres d’intérêts très développés et très spécifiques, je serais probablement aujourd’hui diagnostiqué pour quelque chose. Mais dans les années 1990, les troubles psychiques, s’ils n’étaient pas des handicaps mentaux, ne faisaient pas l’objet d’autant d’attention que de nos jours. Je suis donc passé d’une enfance troublée à toute une série de diagnostics: cyclothymique, trouble dépressif et anxieux, trouble narcissique, addict toxicomane. La route est longue, le chemin est difficile, mais je ne renonce pas à pouvoir un jour me sentir plus apaisé, intégré, indépendant, autonome. C’est probablement le travail de toute une vie, cela prend du temps, et j’espère pouvoir réussir ce voyage et goûter à une forme de bonheur, même éphémère, avant que la mort ne vienne me sortir de là, le plus vieux possible.

Retour en haut