Je traverse parfois des vagues, parfois des tsunamis, je vogue de tempêtes en dépressions, et ma météo intérieure n’a pas de météorologiste à durée indéterminée. Je dois faire face, affronter, juger sur le moment : de la bonne conduite, de survivre ou d’exister, en fonction de mes capacités, limitées ; en fonction de mes possibilités, qui paraissent infinies mais ne le sont pas.
Un fait étonnant à propos de l’œuvre de Sigmund Freud : il a conçu un « principe de plaisir » et son opposé, qu’il a nommé « principe de réalité ». Or dans le bouddhisme, la réalité est synonyme de souffrance : elle se manifeste par la souffrance à travers quatre axiomes fondamentaux appelés les quatre nobles vérités. La première est la réalité de la souffrance, en écho à la souffrance de la réalité. La seconde est la conscience des causes de la souffrance. La troisième est la réalisation de la cessation de la souffrance, sa possibilité et sa concrétude. La dernière est celle de la voie qui conduit à la cessation de souffrance, et l’on quitte ici la dimension philosophique pour s’engager dans une proposition spirituelle. Freud avait sans aucun doute conscience que l’opposé du plaisir c’est la souffrance, mais il nous a épargné, en bon clinicien, un principe de souffrance, lui préférant un principe de réalité, plus fonctionnel et plus humain en psychothérapie.
La persistance acharnée de la mémoire traumatique
Le trauma c’est ce qui se vit aujourd’hui avec la même intensité que l’expérience de choc qu’on a vécu hier. Toute évocation, même infime, de l’expérience qui nous a traumatisée réveille les sensations, les perceptions, le vécu dans son ensemble de l’expérience en question. D’où les fameuses techniques d’expositions progressives que proposent les approches cognitivo-comportementales, où le thérapeute joue un peu avec le feu du trauma, en exposant son patient, par petites doses incrémentées, à ce qui lui a laissé une plaie non cicatrisée. Parfois cela fonctionne, et le thérapeute comme son patient peuvent déclarer une réussite à leur actif, parfois cela échoue car le trauma refuse d’ignorer l’impérieuse nécessité de trouver un sens dans le voyage phénoménologique de la vie.
Pour ma part, m’exposer aux traumas est impossible. Toute technique d’exposition reviendrait à consommer des substances qui m’ont fait souffrir, artificiellement, dangereusement. L’addiction exclut la technique d’exposition comme thérapie, qui s’avère ici plus que dangereuse : elle doit être strictement proscrite. Alors le seul outil c’est le sens : rechercher et trouver, ensemble dans le cadre sécurisant de la thérapie et des entretiens non-directifs (ou semi-directifs), le sens à donner à l’expérience traumatique. On n’agit plus sur la restructuration de la mémoire, mais on se tourne vers l’avenir pour intégrer la relation avec la mémoire : toute la différence est là.
Le voyage vers les antidotes
Il s’agit d’une quête, d’un voyage, d’un mouvement de la vie, à la recherche de trésors thérapeutiques qui permettront d’expérimenter la joie de vivre. Pour certains ce sera la méditation de pleine conscience, pour d’autre la philosophie, la vie sociale, les engagements associatifs et humanitaires, le travail ; bref, la mission que l’on se donne et qui est apte à nous tirer vers l’avant plutôt que vers l’arrière. Les antidotes peuvent être des médicaments, s’ils sont temporaires, mais les antidotes existentiels ne peuvent pas être chimiques, car la chimie élude le sens, le contourne, le sabote souvent. On peut trouver des antidotes – et à chacun les siens – un peu partout dans notre monde si vaste, si divers, si mouvant, si pluriel.
Pour moi ce sera la lecture et l’écriture, l’expression orale, l’engagement politique, même de courte durée car la politique est pour moi trop saturée par la guerre des égos que je n’apprécie pas. J’aime défendre une cause, j’aime militer pour une cause, mais pas plus. Je ne veux pas être élu, pas avoir de titres pompeux, de médailles ennuyeuses : tout ce décorum que l’on retrouve aussi dans les jeux vidéos et les réseaux sociaux, ce monde des « j’aime », des « bonus », des « points » accumulés sans fin, cela m’insupporte.
Mes antidotes sont ailleurs : dans la nature et son ineffable beauté, dans la marche, cette condition fondamentale du genre humain, dans les livres bien sûr, surtout s’ils sont agréables à lire et pertinents dans leurs propos, et enfin, à l’occasion de brefs moments d’inspiration, dans l’écriture. Mes expériences récentes m’invitent, me supplient, m’imposent, une leçon fondamentale : le traitement chimique de mes problèmes ne les solutionne pas ; au mieux, il les apaise temporairement. Cela vaut pour toutes les addictions et j’en vois enfin la finitude, probablement définitive. A ma charge de transformer l’essai, de tenter la voie de la résilience, mais sans qu’elle soit une fin en soi, plutôt un moyen pour des fins plus joyeuses et plus émancipatrices.
Relations humaines et humanité des relations
N’oublions pas l’essentiel des antidotes : la qualité de nos relations humaines. On peut les trouver un peu partout : la famille, les amis, les thérapeutes, les associations, le travail, ou les engagements divers et variés. Pour moi c’est un peu de tout cela, qui se mélange au gré des époques de mon existence. Le plus important n’est pas la quantité de relations, mais bien leur qualité. Qu’entend-t-on par qualité de la relation ? Le respect mutuel, l’absence de jugement, la prohibition du chantage, des aides conditionnées, le don et le contre-don (dédicace à Marcel Mauss). L’être humain est l’animal social, le plus social de tous. Nous n’avons pas le monopole de la société (pensons aux fourmis, aux troupeaux de mammifères), mais nous avons le plus vaste niveau d’élaboration des interdépendances relationnelles sur cette planète. C’est ce qui fait notre différence et ce qui fera la différence pour une personne en souffrance. Dans ces conditions, nous devons, pour guérir de nos traumas, oser demander de l’aide, oser accepter l’aide, oser appliquer cette aide. Et cette aide n’est pas forcément dans les conseils, aussi utiles puissent-ils paraître au premier abord, mais plutôt dans la gradation idéale : écoute, empathie, bienveillance, compassion, altruisme.
Nos relations d’aide sont des trésors, qu’il faut protéger comme tel. Les relations toxiques à l’inverse, sont des déchets de notre corps-esprit, il faut s’en débarrasser, faire le tri. La marchandisation de la personne, devenue individu dans l’ère capitaliste, rend l’entretien de ces trésors de plus en plus difficile. Les services publics, dit-on souvent, sont la seule richesse des pauvres, et ils sont des trésors. Les casser, les fragiliser, les sous-financer, c’est fragmenter, diviser, désunir notre société. N’oublions pas que la démocratie n’est pas qu’une affaire sociale, c’est aussi un objet psychologique. Parce que la démocratie place la liberté, l’égalité et la fraternité-sororité au cœur de son fondement, elle est ce que nous avons construit de plus beau. Aujourd’hui elle est en danger. On a cru qu’une fois instaurée, elle allait persister. Doucereuse illusion que voilà, et déjà démentie à plusieurs reprises par l’histoire des deux derniers siècles. Au contraire, nous ne sommes qu’au début, à l’échelle de l’histoire humaine, de l’ère démocratique, qui survivra au capitalisme et qui en sera probablement l’antidote. Je ne prie pas mais si je devais prier, ce serait pour l’harmonie entre les êtres humains, loin de la haine, loin de la guerre, loin de toute forme de haine. On a beau jeu d’encenser l’amour et de vendre des armes. Il y a un enjeu de cohérence, de congruence à maintenir pour qu’on puisse collectivement soutenir notre reflet dans le miroir. L’enjeu ultime, psychique comme social, c’est, et ce sera, toujours la paix entre nous, les autres, le monde et l’univers dans leurs ensembles.


