La douce simplicité de l’abstinence

Dans l’addiction, la dictature du produit oblige à conduire une existence soucieuse : le souci de l’approvisionnement (et les incertitudes associées des livraisons par la poste), le souci du dosage, variant d’une livraison à l’autre, le souci de se maintenir dans la clandestinité vis-à-vis des proches avec qui l’on vit, le souci du manque, si l’on gère mal le stock en fonction de la variabilité du craving, bref, l’addiction se conçoit en amont de la rechute comme une solution à l’anxiété, mais elle vient générer sa propre anxiété qui efface celle, plus naturelle, d’un quotidien sans abus de produits psychoactifs.

Au contraire de l’existence soucieuse, les premiers temps de l’abstinence riment avec la délivrance. Aidé par un anxiolytique à longue demie-vie, je peux lire, écriture et marcher sans avoir en tête l’écho lancinant des impératifs de la consommation des produits. Bien sûr, cet état est temporaire et la vie aura bientôt de nouveaux soucis à me mettre en travers de ma route, mais ils seront divers, pluriels, mouvants, et solliciteront l’imagination plutôt que la fade et ennuyeuse gestion pour y trouver des solutions.

La lexicographie du CNRTL donne de l’abstinence une définition négative, en résumé : « action de se priver d’une source de plaisir ». Or, pour que l’abstinence résonne harmonieusement avec existence, je me dois d’en trouver une définition positive, sous peine d’être cantonné à la privation. L’abstinence positive pourrait se définir ainsi : « se dit de la liberté de choisir ses sources de plaisir. » Avec une telle (re)définition, me voilà libéré de la privation et ouvert à des activités non addictives qui participent de mon développement durable personnel. Nul doute que l’abstinence fut un temps considérée comme un dogme, avant que le paradigme de la réduction des risques vienne en relativiser la portée. Je sais que l’abstinence n’est pas l’horizon obligatoire de tout addict, même si à long terme, elle en demeure l’issue la plus commune. Pour ma part, mes consommations étaient trop dangereuses pour envisager tout autre objectif, comme une consommation modérée. L’abstinence est donc la condition de ma santé psychique, du moins en matière d’addictions. La maintenir sur le long terme est l’ambition actuelle et future qui va me demander un travail long, mettant à l’épreuve mon endurance existentielle. Les solutions créatives, je le sais déjà, sont fondamentales dans mon bien-être. La lecture et l’écriture, si elles s’arrêtent, peuvent servir de signaux d’alarmes quant à l’arrivée prochaine d’un craving. La continuation de ce blog au delà de ma seule délivrance est aussi nécessaire, car étudier les addictions m’aide à prendre de la distance. En outre, les engagements sociaux – militants, associatifs – pourront m’apporter le soutien et le réseau social nécessaire à un étayage relationnel indispensable à toute santé mentale pérenne.

Vivre abstinent est donc beaucoup plus simple que de vivre addict, et cette simple réalisation mérite d’être profondément gravée dans mon cerveau. Car les soucis vont revenir, et quelques jours, ou quelques semaines, de paix intérieure, ne peuvent suffire à sécuriser tout le reste de ma vie affective. L’épicurisme est temporaire. D’où l’apport des autres philosophies qui doivent en compléter les défauts. Vous l’aurez peut-être décelé au fil de mes réflexions, je n’accepte que quelques postures philosophiques, si tant est qu’elles soient bien comprises. Je me définis comme humaniste, c’est à dire que je crois en la perfectibilité immanente de l’être humain. J’aime l’existentialisme, car il est un antidote à tous les essentialismes (considérer à tort que les choses existent en soi, par elles-mêmes, et la réification qui en découle). Je suis en accord avec la phénoménologie, car comme le disait Husserl, l’enjeu de la pensée, c’est qu’il s’agit de bien décrire et non de tout expliquer. Au delà de ces doctrines modernes, je me reconnais comme tout adepte de la pensée qui se recherche dans les fondements antiques – Platon et Aristote en tête – car les anciens ont posé les premiers les questions qui ont traversé les siècles jusqu’à aujourd’hui, avec une préférence discrète pour Héraclite dont seuls quelques fragments nous sont parvenus.

Sur ce, je vous laisse avec le fragment n°42 d’Héraclite : Il faut éteindre l’ubris de préférence à l’incendie. Ainsi soit-il.

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