La paix du corps-esprit

L’apaisement, le calme, la sérénité : voilà autant de sentiments, de sensations que l’addict oublie, obnubilé par les incessantes montées et descentes, chutes et rechutes, entrecoupés de sevrages progressifs ou brutaux. Le retour à un calme intérieur, qui ne peut se vivre qu’en harmonie avec un environnement stable et sécurisant, est l’horizon libérateur de tout addict qui souhaite en finir avec la tyrannie des cycles chimiques ou comportementaux. Même si certaines substances offrent l’illusion d’un calme momentané, ce calme est excessif, et dès lors, il n’est pas adapté au monde mouvant, en perpétuel changement, dans lequel nous sommes plongés. Les anciens philosophes grecs cherchaient l’ataraxie, c’est-à-dire l’absence de troubles, la quiétude, qui devint ensuite bonheur. L’épicurisme, le stoïcisme et le scepticisme ont tous placé l’ataraxie au sommet de leurs accomplissements, les définitions de cet idéal concret oscillant autour de l’absence de troubles, de dérangements, de désordres touchant dans son corps-esprit, la personne humaine complète.

Pour réaliser l’apaisement, il faut évidemment faire la paix. Éloigner de soi la colère et l’angoisse, le ressentiment et la revanche, l’amertume et les regrets, autant de gesticulations qui ponctuent de douleurs spasmodiques la dépression clinique. Pour ma part, mon ataraxie personnelle est synonyme de stabilité sécure, à la fois affectivement et matériellement. Elle est trop souvent éphémère, localisée dans l’entre-deux d’états pathologiques déstabilisants. Ma démarche thérapeutique consiste à lui donner plus de place, à élargir son périmètre dans ma vie, afin que je puisse me construire en paix avec moi-même, les autres et le monde. Dans ce contexte, suivre l’actualité ne peut se faire qu’en prenant des précautions psychologiques. Oui il y a des guerres, mais ici et maintenant, là où je vis, la société est en paix. Pour combien de temps encore ? Je l’ignore. Mais j’ai besoin de cette paix, et je dois me garder d’importer dans mes affects les souffrances atroces que vivent les peuples opprimés et qu’infligent les régimes assoiffés de puissance militaire.

On ne peut se contenter de définir la paix de manière négative, par l’absence de guerre. La paix définie positivement doit être un état de complétude, d’harmonie, de relation stable et sécure entre un ou plusieurs êtres et leur environnement. Ainsi la paix de l’âme des anciens rejoint la paix sociale des modernes. Se préparer à la guerre ne conduit nullement à la paix, juste à la capacité accrue de faire la guerre. Gardons-nous des dictons bidons. On n’obtient pas la paix par la mise en place d’une économie de guerre, et il est cynique d’affirmer que la poudre d’obus produite en masse est source de richesse avant d’être surtout une source de souffrance, même exportée au lointain d’une planète où chacun vit en interconnexion.

Dans son « Projet de paix perpétuelle », Emmanuel Kant posait les conditions d’une paix universelle et durable : l’abolition des frontières et le droit du sol partout. En ce sens, l’Union Européenne a fait plusieurs pas décisifs vers la paix. Après deux mille ans de guerres fratricides, cet espace géographique connaît, depuis 1945, sa plus longue période de paix depuis le début des registres historiques. C’est cette Europe politique qu’il nous faut protéger, et la protéger d’une vision économique qui replace la concurrence et la compétition comme faux-amis de la paix. L’Europe compte lorsqu’elle est synonyme de paix, mais elle ne peut garantir à ses citoyens la paix si cette paix se paye par la guerre en dehors de ses frontières. En ce sens, la réussite de l’Union Européenne n’est pas totale. Nous avons accompli des pas décisifs, mais rien qui ne puisse changer au détour d’un scrutin qui verrait les nationalistes, dont l’aboutissement des idées finit toujours en guerre de chacun contre tous, gagner les élections. Cet enseignement de l’histoire ne semble pas avoir suffisamment imprégné les électeurs d’aujourd’hui, sans doute parce que plus grand monde n’a encore le souvenir de la guerre dans sa chair.

De même que l’inachevée construction européenne demande des idéalistes qui n’ont pas peur de leurs idéaux, l’inachevée paix intérieure de l’addict en moi demande des idéaux qui n’ont pas peur de mon idéalisme. Je dois assumer mon humanisme jusqu’au bout. La force d’un idéal n’est pas dans sa réalisation, que l’on ne voit pas toujours de notre vivant, mais bien dans l’effet de traction, dans la force qu’il a de nous tirer vers un avenir meilleur. L’humaniste sait que demain peut toujours être pire ou meilleur qu’aujourd’hui. Il s’emploie à faire advenir le meilleur, parfois seul contre tous, aujourd’hui minoritaire, pour un temps éphémère.

L’humanisme commence chez soi, c’est-à-dire, avant le social, dans le psychique et l’organique. On peut définir l’humanisme simplement : c’est la thèse qui postule la perfectibilité de l’être humain. Or pour le malade, la perfectibilité est nécessaire car synonyme de retour à la normale. Peu importe que le souvenir de cette normale soit inconnu, et que son avènement soit inédit, pourvu qu’on se dirige vers elle. La santé psychique, comme organique, est l’horizon de l’humaniste psychique. C’est le bien-être, paisible et apaisé. Épicure encense l’amitié comme idéal relationnel, mais notre premier ami, cela doit être nous-même. Sans être ami avec moi-même, pas d’amis extérieurs à soi, juste des relations fades, jouées pour l’apparence de l’amitié et non l’amitié véritable. J’ai mis fin cette semaine à la guerre civile que la buprénorphine avait déclenché dans mon cerveau, désormais c’est vers l’amitié générale du corps-esprit que je m’oriente avec lenteur et assurance rassurée.

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