A mon retour en France en 2015, j’avais besoin de prolonger mon addiction à la codéine initiée en Mongolie. Après quelques visites auprès des pharmacies les plus proches de chez moi en quête de codoliprane, j’ai vite réalisé qu’il deviendrait suspect de venir en acheter plusieurs fois par semaine. La codéine est un dérivé de la morphine, beaucoup plus doux. J’en garde le souvenir d’une sensation de bien-être douce, généralisée, calmante et chaleureuse. Il me fallait donc un plan pour ne pas éveiller les soupçons des pharmacies. Au niveau de consommation qui était le mien, il me fallait au minimum deux visites de pharmacies par semaine, parfois plus.

Or il y a 24 pharmacies dans l’agglomération de la ville que j’habite. Cela faisait 6 pharmacies par semaine à visiter, pour n’en visiter qu’une seule par mois, à raison d’un achat de deux boîtes de codoliprane par pharmacie et par visite, soit 12 boîtes par mois. Il y avait 16 comprimé par boîte, ce qui faisait un total de 32 comprimés maximum par semaine et 4 comprimés par jour en moyenne. Je prenais la version avec 20mg de codéine et 400 mg de paracétamol, seule vendue dans ma ville. Avec cette posologie auto-attribuée, je ne devais pas dépasser en théorie 3 comprimés par jour. J’étais à une consommation de 4 pris tous en même temps pour bien en ressentir l’effet, jugeant que le petit dépassement de 600 mg de paracétamol n’était pas si grave. Il n’empêche que mon foie a du être sérieusement abimé par cette consommation qui dura deux ans en France et deux ans en Mongolie. Au moins en Mongolie, la codéine était pure et je n’avais pas ce problème de vigilance hépatique.

Mes visites dans les pharmacies relevaient de la véritable opération spéciale, avec des stratégies de camouflage pour ne pas être reconnu. Ma peur irrationnelle : que les pharmacies se concertent pour ne plus me vendre la précieuse substance. J’étais assez paranoïaque sur ce sujet. Je veillai donc bien à me présenter à chaque fois habillé différemment, rasé ou pas rasé, avec une casquette ou non, des lunettes ou pas (je suis pourtant myope), une tenue vestimentaire variable à souhait, une coupe de cheveux franchement aléatoire. L’idée était de ne surtout pas être reconnu. Ce déguisement perpétuel peut aussi s’interpréter comme la manifestation extérieur de mon déni d’addiction. Parfois, je me garais assez loin du parking de la pharmacie pour que ma voiture ne soit pas repérée. Tout ceci était bien compliqué et m’engageais dans des stratégies de calcul permanent fatigantes. Cela relevait aussi d’un délire paranoïaque.

J’entrais dans la pharmacie la boule au ventre et anxieux, je ressortais avec la joie qui anticipait sur le plaisir ressenti à l’idée de consommer mes médicaments. J’ai tenu deux ans et demi dans cette routine. Sur des centaines de visites de pharmacies, je n’ai du avoir qu’une dizaine d’avertissements sur les risques addictifs du codoliprane. Bien sûr, tout ceci s’est terminé lorsque l’interdiction de la vente libre de la codéine fut mise en place, en juillet 2017. Je fini en arrêt maladie deux mois plus tard, incapable de gérer le manque plus longtemps, et accablé par mes conditions de travail intenses. Ainsi se termina mon histoire d’agent secret (le médicament ou moi ?) des pharmacies de ma ville. La codéine étant un opiacé, il est illusoire de chercher à arrêter tout seul sa consommation, comme pour toutes les drogues. D’où peut-être, le processus d’autodestruction qui commença alors pour s’étendre sur plusieurs années.

Je précise qu’il n’y a rien d’illégal à cette pratique pourtant douteuse et boderline que de sillonner l’agglomération de ma ville en calculant le temps écoulé entre chaque visite de pharmacie. J’ai respecté l’interdiction de la vente du codoliprane hors ordonnance et j’en ai subi les graves conséquences : perte d’emploi, traitement psychiatrique lourd qui s’avérait une fausse tentative de substitution. C’est depuis septembre 2017 que je suis dépendant de médicaments psychotropes pour gérer mes psychopathologies. Actuellement en changement de traitement, je garde espoir de pouvoir vivre un jour sans ces substances. Mais soyons réalistes, les psychopathologies, outre le fait qu’elles mettent en jeu le cerveau et donc le comportement, peuvent être des maladies à vie, tout comme l’addiction.


