L’art de la sieste : la régénération universelle

Le défi intellectuel de la veille, terminer quoiqu’il en coûte un ouvrage de philosophie médicale de 300 pages, avec prises de notes et analyses personnelles, associé au diazépam, une semaine après un traumatisme global total, voilà de quoi apprécier la quiétude de la sieste, à la fois matinale et en début d’après-midi. La sieste est un très bon moyen de réinitialiser le corps-esprit quelle qu’en soit la durée. Les rêves sont doux, le diazépam se chargeant de garantir l’absence de cauchemars ; la fatigue assurant la facilité de l’endormissement ; et la liberté de disposer de mon lit sécurisant la pratique sans entrave de ces épisodes ponctuels de sommeil inopinés.

Entre deux lectures, j’ai cet espace disponible où l’hésitation entre l’immense majorité des nouvelles lectures à disposition et sur liste d’attente, s’instaure, allongé la divagation hésitante qui laissera place au sommeil réparateur. Au réveil, je me prépare un repas épicurien : des fraises fraîches, avec davantage de crème chantilly que de fruit, des céréales au yaourt à la vanille bio, de l’eau en abondance, et c’est tout.

L’art de la sieste et la sieste dans l’art

Nicolas Didier, diplomate en Chine, dit de la sieste qu’elle est « un moment de philosophie et d’esthétique fondamental depuis la haute Antiquité, où les penseurs, les peintres, les calligraphes, et même les chefs d’État et les militaires, dorment souvent avant l’action juste, qui n’est jamais une impulsion. » En Chine, la sieste est pleinement intégrée au taoïsme, sous le nom de wuwei, le non-agir afin de mieux agir par la suite. « Une bonne sieste n’obéit à aucune règle, sinon celle du plaisir de sentir le temps couler librement. » La calligraphie et la peinture chinoise abonde, depuis des millénaires, de scènes de siestes, où cette pratique est encensée par le bien-être qu’elle apporte. La tradition de la sieste chinoise est mise en péril par la mondialisation et l’industrialisation du pays : « Les gens s’agitent du matin au soir, dans l’objectif mondial de gagner de l’argent. » nous dit l’attaché à l’ambassade de Pékin. L’oisiveté spirituelle chinoise se heurte à des horaires de travail qui n’autorisent plus la sieste, bien au contraire. Cependant, on trouve encore à Pékin des canapés publics où des passants se posent pour quelques dizaines de minutes de sieste méditative, résistance bien maigre à la frénésie capitaliste. A Shanghai en revanche, la sieste a disparu de l’espace public, remplacée par le travail à faire de l’argent sans pouvoir en profiter pleinement. Les fortunes se font au détriment de la spiritualité du repos, des rêves de douceur, du délaissement apaisé. Jacques Dars nous rappelle ce vers chinois : « Main lasse, livre lâché, long rêve de midi... »

Le critique d’art Laurent Wolf nous parle des femmes endormies peintes par Picasso, comme dans la peinture « L’ombre sur la femme » où une femme nue est endormie sur lit, aperçu dans la lumière tamisée d’une porte entrouverte. Il ajoute : « Picasso est sans doute, avec Courbet, l’artiste qui a le plus souvent peint des femmes endormies ». Il s’en dégage une « Impression de tranquillité, de silence qu’il ne faut pas interrompre pour ne pas réveiller la rêveuse. » Cet art de la sieste révélée par la figure de la sieste dans l’art semble dépasser les frontières du temps et de l’espace : « Vers 1507, Giorgione exécute une Vénus endormie qui est le prototype d’innombrables Vénus. Elle est nue devant un paysage, couchée en diagonale, étendue sur un drapé qui occupe le premier plan et appuyée sur des coussins rouges. Sa main repose sur son pubis. Elle appuie la tête sur son bras droit replié. Ses traits sont presque sans expression. Tout semble arrêté par la composition. » On peut penser aussi à la Vénus endormie et l’Amour de Poussin (1630-33) où Venus a les paupières closes, endormie sans doute par une posture de sieste pour se maintenir dans la posture du figurant peint par l’artiste.

Le sculpteur Fleur Nabert s’interroge : Que se passerait-il « Si les hommes avaient aussi peu de scrupules que les chats, ces maîtres es sieste qui commencent à s’éveiller avec un air de légitimité satisfaite vers 18 heures… » ? Avant d’ajouter que pour l’être humain, la sieste n’est pas aussi aisée que pour les chats : « Moi je ne connais que les siestes alanguies et capricieuses qui choisissent leur durée. Mais surtout je ne peux dormir qu’au pays des siestes. Et ce pays regarde immanquablement vers le sud. (…) Là-bas la sieste est une manière de vivre, une politesse faite au corps, une institution indiscutable. Point de culpabilité mais au contraire la vindicte sur ceux qui osent braver les pointes d’Helios. » On sait toute l’importance que la sieste revêt dans les pays chauds, où des heures officielles lui sont réservées, sans que cela n’entrave les impératifs de croissance perpétuelle d’une économie qui rêve de nous voler le sommeil pour le substituer au travail. Vivement, dès lors, l’ère des robots qui ne dormiront pas, laissant aux hommes le soin de disposer de leur sommeil paisiblement, loin des cadences déshumanisantes, des gestes répétés et rythmés par l’usine qui ne dort plus, où il faut atteindre sans cesse les quotas, les objectifs de production dont les moyens nous échappent, car, marxiste d’un jour, ils nous ont été volés par le capital. Fleur Nabert conclut si joliment ses pensées par une références aux divinités grecques antiques : « Helios a préparé le lit d’Hypnos. »

Vertus médicinales de la sieste

Pour Hervé Pegliasco, médecin spécialiste en pneumologie et dans les pathologies liées aux troubles obstructifs du sommeil à Marseille, la sieste permet de compléter le manque de sommeil d’une nuit trop courte : « des études effectuées par IRM aux États-Unis ont en effet montré que la sieste est aussi réparatrice que le sommeil nocturne. On parle alors d’un rythme de sommeil polyphasique, par opposition au rythme monophasique qui est le plus fréquent. » Il prend comme exemple les navigateurs à voile des courses transatlantiques ou autour du globe : obligés par les contraintes de la navigation, ils ne dorment que par intervalles de quelques minutes, sans pour autant manquer de sommeil ni perdre de l’énergie dont ils ont tant besoin. « L’exemple des marins montre qu’un sommeil normal et de bonne qualité peut être réparti en plusieurs épisodes de sommeil courts, et constitue un cas extrême du phénomène fréquent par lequel la sieste peut offrir pour certains un complément quotidien et tout à fait satisfaisant au sommeil nocturne. »

Le médecin conclut : « À l’exclusion de ces cas dans lesquels la sieste vient combler une dette, que celle-ci touche à la quantité ou à la qualité du sommeil, on peut dire pour conclure que celle-ci est un complément tout à fait recommandable et positif au sommeil nocturne, et que même lorsqu’elle n’est pas le résultat d’une adaptation de l’homme à son environnement ou à ses contraintes professionnelles, ses effets sont bénéfiques pour l’organisme et pour sa santé, à condition toutefois qu’elle reste suffisamment courte pour ne pas perturber le sommeil nocturne. »

Pour ma part, la sieste est indispensable à la variabilité des durées de mes nuits, avec ou sans calmants. J’y trouve le repos nécessaire à l’écriture, la lecture et l’étude, car autodidacte invétéré, je travaille chaque jour à approfondir mes connaissances dans tous les domaines, entretenant le rêve diurne d’en restituer un jour, sous forme de livre ou autre, la substantifique moelle à un public qui n’existe pour l’heure que dans mon imagination. Les addictions ont détérioré mon sommeil et l’abstinence l’a restauré dans ses vertus réparatrices. S’endormir par l’alcool, le cannabis ou autre, c’est laisser la substance dicter au corps sa loi d’un repos qui ne sera réveillé que par le manque. A l’inverse, un sommeil abstinent se conclut par la satiété énergétique, l’impression d’avoir bien dormi, dormi pleinement jusqu’à s’être pleinement régénéré.

La sieste du chat
Le chat, champion hors catégorie de l’art de la sieste.

Sources :

(2011). La Sieste. Études, 415, 89-98. Disponible sur CAIRN : https://www.cairn.info/revue-etudes-2011-7-page-89.htm

Jacques Dars, Les Carnets secrets de Li Yu. Un art du bonheur en Chine, éditions Philippe Picquier, 2003, p. 240.

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