Voici ma note de lecture pour un grand classique de la philosophie médicale : Le normal et le pathologique, de Georges Canguilhem, éditions PUF, 1966, 12éme édition, 2013

Cette série d’essais de Georges Canguilhem est un classique, que tout étudiant en médecine et tout être cultivé doit lire, au même titre que les grandes œuvres qui font notre patrimoine littéraire. Il manquait à ma culture et ce manque est désormais comblé. La lecture est facile et l’ont peut comprendre les thèses présentées, critiquées, défendues ou développées sans nécessiter de connaissances médicales, lesquelles ont par ailleurs beaucoup évolué depuis les exemples qui en sont donné par l’auteur pour étayer son argumentation.
J’ai pris 11 pages de notes personnelles dans un fichier word, dont beaucoup de phrases qui pourraient être posées en sujet de dissertation pour des lycéens et des étudiants. Cette lecture pose autant de questions qu’elle apporte de réponses, signe d’une qualité littéraire et réflexive notable. L’ouvrage se compose en deux grandes parties : l’essai qui donne à l’ouvrage son titre, daté de 1943 et l’analyse ultérieure de ce même essai par l’auteur, 20 ans plus tard en 1963.
La première partie retrace une généalogie historique des conceptions médicales du normal et du pathologique dans la physiologie, où l’on retrouve les grands noms de la médecine du XIXe et du début du XXe siècle, de Broussais à Bichat, d’Auguste Comte à Claude Bernard. Il est en outre davantage question de médecine que de philosophie, car l’auteur a une double formation, ayant suivi des études de médecine et réalisé un doctorat de philosophie dont le premier essai est la version vulgarisée.
Voici quelques extraits :
« Si l’on veut bien comprendre le sens et la portée de l’affirmation de continuité entre les phénomènes normaux et les phénomènes pathologiques, il faut retenir que la thèse visée par les démonstrations critiques de Claude Bernard est celle qui admet une différence qualitative dans les mécanismes et les produits des fonctions vitales à l’état pathologique et à l’état normal. Cette opposition de thèses apparaît peut-être mieux dans les Leçons sur la chaleur animale : « La santé et la maladie ne sont pas deux modes différant essentiellement, comme ont put le croire les anciens médecins et comme le croient encore quelques praticiens. Il ne faut pas en faire des principes distincts, des entités qui se disputent l’organisme vivant et qui en font le théâtre de leurs luttes. Ce sont là des vieilleries médicales. Dans la réalité, il n’y a entre ces deux manières d’être que des différences de degré : l’exagération, la disproportion, la désharmonie des phénomènes normaux constituent l’état maladif. Il n’y a pas de cas où la maladie aurait fait apparaître des conditions nouvelles, un changement complet de scène, des produits nouveaux et spéciaux » » Page 47.
« Il suffit ici de dire brièvement que selon Goldstein, on ne peut, en matière de troubles du langage, éclairer le comportement normal à partir du pathologique qu’à condition d’avoir présente à l’idée la modification de la personnalité par la maladie. En général, on ne doit pas rapporter tel acte d’un sujet normal à un acte analogue du malade sans comprendre le sens et la valeur de l’acte pathologique pour les possibilités d’existence de l’organisme modifié : « Il faut se garder de croire que les diverses attitudes possibles chez un malade représentent seulement une sorte de résidu du comportement normal, ce qui a survécu à la destruction. Les attitudes qui ont survécu chez le malade ne se présentent jamais sous cette forme chez le sujet normal, pas même aux stades inférieurs de son ontogénèse ou de sa phylogénèse, comme on l’admet trop fréquemment. La maladie leur a donné des formes particulières et l’on ne peut bien les comprendre que si l’on tient compte de l’état morbide » Bref, la continuité de l’état normal et de l’état pathologique ne paraît pas réelle dans le cas des maladies infectieuses, non plus que l’homogénéité, dans le cas des maladies sérieuses. » Pages 62 & 63
« L’homme normal, c’est l’homme normatif, l’être capable d’instituer de nouvelles normes, même organiques. Une norme unique de vie est ressentie privativement et non positivement. Celui qui ne peut courir se sent lésé, c’est-à-dire qu’il convertit sa lésion en frustration, et bien que son entourage évite de lui renvoyer l’image de son incapacité, comme lorsque des enfants affectueux se gardent de courir en compagnie d’un petit boiteux, l’infirme sent bien par quelle retenue et quelles abstentions de la part de ses semblables toute différence est apparemment annulée entre eux et lui. » page 116
« Le malade est malade pour ne pouvoir admettre qu’une norme. Pour employer une expression qui nous a déjà beaucoup servi, le malade n’est pas anormal par absence de norme, mais par incapacité d’être normatif. » page 160
« C’est par référence à la polarité dynamique de la vie qu’on peut qualifier de normaux des types ou des fonctions. S’il existe des normes biologiques c’est parce que la vie, étant non pas seulement soumission au milieu mais institution de son milieu propre, pose par là même des valeurs non seulement dans le milieu mais aussi dans l’organisme même. C’est ce que nous appelons la normativité biologique. L’état pathologique peut être dit, sans absurdité, normal, dans la mesure où il exprime un rapport à la normativité de la vie. Mais ce normal ne saurait être dit sans absurdité identique au normal physiologique car il s’agit d’autres normes. L’anormal n’est pas tel par absence de normalité. Il n’y a point de vie sans normes de vie, et l’état morbide est toujours une certaine façon de vivre. » page 203
« La guérison est la reconquête d’un état de stabilité des normes physiologiques. Elle est d’autant plus voisine de la maladie ou de la santé que cette stabilité est moins ou plus ouverte à des remaniements éventuels. En tout cas, aucune guérison n’est retour à l’innocence biologique. Guérir c’est se donner de nouvelles normes de vie, parfois supérieures aux anciennes. Il y a une irréversibilité de la normativité biologique. » page 204
En conclusion, toute bonne bibliothèque doit faire de la place pour « Le normal et le pathologique » qui, en 2024, est davantage une introduction à la problématique de la normativité du vivant et de la santé, plutôt qu’une thèse définitive sur le sujet.


