D’épisodes dépressifs en épisodes anxieux, de sevrages en rechutes, de chocs en traumatismes, nulle surprise que l’idée de ma propre mort comme solution ait fait surface sur l’horizon de mes pensées à plusieurs reprises. C’est devenu une pensée qui résonne en écho, lequel revient à intervalles réguliers frapper ma conscience et y rebondir, tant que la paroi est assez solide pour en rejeter l’effet morbide. Comme je le dis aux médecins qui m’interrogent à ce sujet, je ne ferai pas de tentatives. Le jour où je prendrai la décision d’en finir, ce sera une décision mûrement réfléchie, préparée avec soin, avec assurance et garantie d’un résultat, bref je ne ferai pas de tentative : si je me suicide, je ne me raterai pas. Ce ne sont pas les moyens qui manquent. La seule barrière entre le suicide et moi, c’est la pulsion de vie, et sa persistance contre vents et marées, son inscription profonde dans mon corps, mon ADN, toutes mes cellules et leurs produits : tout en moi veut vivre, et que le cerveau trahisse ainsi cette pulsion fondamentale requiert une accumulation tellement puissante de conditions négatives qu’il est rare de passer à côté de signes annonciateurs, à moins que le suicide soit acté par impulsivité, comme c’est le cas malheureusement pour beaucoup de personnes.
Images d’un monde entre deux ciels
L’état normal de mon ciel psychique, c’est le Soleil. Cependant, réguliers sont ces nuages sombres, cumulonimbus des soucis, à s’agglomérer au-dessus de mes pensées fluviatiles, à détonner des éclairs de colère, alimentés par l’électricité de l’impuissance, qui se déchargent par éclats de lumière noire, frappant le sol cérébral et y laissant des traces d’impact sur lequel des vagues viennent éroder l’empreinte, comme le passage d’un marcheur dans la pénombre, habillé d’un manteau imperméable à l’extérieur et humide de l’intérieur, le long d’une plage de Bretagne en plein hiver. Mes idées sont comme les rochers de la côte de granit rose, sculptés par des siècles de vents, de marées, de tempêtes, et qui s’exposent à la vue des touristes comme autant de chaos géologiques témoins de forces qui nous dépassent dans le temps comme dans l’espace. Les nuages noirs finissent toujours par se dissiper. Mais comme j’habite en montagne, ils s’accrochent aux sommets, comme ces frêles neiges plus vraiment éternelles, fondant peu à peu comme tous les glaciers alpins qui souffrent du dérèglement climatique dans le silence relatif de leurs craquements multiples, laissant derrière eux cette boue de roches et de cailloux, mêlés à de la vase incolore, où il ne fait pas bon de s’aventurer sans connaître la trajectoire pour en revenir sain et sauf.
Le fil qui me raccroche à la vie est une corde fragmentée, faite de petits bouts successifs rattachés par des nœuds plus ou moins complexes, parfois faciles à défaire, parfois incompréhensibles dans leurs configurations inédites. Atypique, me dit-on toujours, pour éviter d’avoir à me plonger dans le chaotique. Je monte et je descends sans cesse le long de cette corde, mon piolet souvent perdu dans un ailleurs que je ne peux rejoindre sans une certaine peur.
Revenir des tréfonds, sortir des ombres
Les idées suicidaires me quittent lorsque le Soleil doux, la chaleur modérée, la quiétude du printemps psychique, reviennent se loger dans le confort d’une vie sans drames. Pour quitter le fantasme du suicide, je dois remonter une pente légère, agréable à parcourir, non sans l’aide d’un escalator médicamenteux, lorsque c’est vraiment difficile et que ma démarche est encore vacillante. Je suis un rescapé, un survivant, un fantôme de chair et d’os, qui poursuit sa vie après un nombre incalculable et imprévisible de chutes et de rechutes. Je m’observe, je m’examine, je guette les signes qui me permettent de me déclarer loin du suicide. Parfois l’idée de la mort m’apporte une forme de réconfort, souvent elle m’angoisse, rarement elle m’indiffère.
J’ai déjà vu plusieurs fois, et de manière accidentelle, des corps morts, par accident de voiture, de vieillesse, ou par entrevue rapide au détour des rues d’Oulan-Bator. Il existe un proverbe mongol qui dit : « Si tu le fais, n’ai pas peur, si tu as peur, ne le fais pas ». Ce proverbe, d’une profondeur qui mériterait une dissertation en bonne et due forme, peut être mon antidote inverti aux idéations suicidaires. Car j’aurai toujours peur de passer à l’acte et si je n’ai pas peur, c’est que je ne passerai pas à l’acte. Pour expliciter davantage, il faut souligner que mes sentiments dépressifs sont toujours englobés dans de l’angoisse. Et mon angoisse cerne toujours ma dépression. Ainsi, et contrairement au proverbe, pas d’acte sans peur ni peur sans acte. Il est peu probable que je me suicide un jour. J’ai envie de voir la suite de ma vie, de celle des autres, et de notre monde si vaste, si troublé, si étrange, si fascinant. C’est la curiosité qui me sauve, depuis longtemps et pour encore longtemps. Je veux savoir la suite, de mon existence à celle de l’univers dans son ensemble. La curiosité me maintient dans la quête du savoir, que j’adore parcourir, et dans lequel je voyage de livres en voyages. La curiosité c’est mon navire, mon esquif, mon vaisseau spatial. La curiosité encore, c’est ce qui me garantit la continuation de ce grand voyage sans début ni fin, qu’est la vie comme émergence naturelle de cet univers qui se pense et se perçoit par l’intermédiaire de nos corps-esprits.


