Musiciens de l’existence : revivre après la maladie

Le 31 octobre 2023, je glissai dans l’herbe mouillée et chutai violemment. Mon genou gauche s’est retrouvé bloqué par le pneu de ma voiture et mes ligaments croisés se sont déchirés. Des contusions osseuses furent détectées par radiographie. Excluant la nécessité d’une opération chirurgicale, je dus en revanche faire de la rééducation par kinésithérapie pendant environ trois mois. De la même manière, la rechute dans l’addiction nécessite une forme de rééducation à la vie. C’est ce que je vais faire, en réalisant bientôt un séjour en clinique psychiatrique, mais aussi dès maintenant, puisque je suis sevré de tous les produits que j’ai pris pendant ma rechute, qui a duré d’octobre 2023 à début avril 2024. Se rééduquer à la vie, c’est réapprendre tous les gestes, tous les comportements, toutes les assises bio-psycho-sociales de la vie. On ne peut pas accéder à l’abstinence sans effectuer ce travail de réapprentissage à vivre sans les substances psychoactives, qui est aussi apprendre à vivre avec une nouvelle manière d’être au monde.

La complexité toute simple des choses

L’être au monde est la condition fondamentale du lien qui nous unit à toutes les composantes d’une réalité nomade et imprévisible. Nombreux sont les penseurs, les chercheurs, les voyageurs qui se sont interrogés et ont questionné ce sujet. Pour ma part, je ne me considère pas comme séparé du monde, mais comme partie prenante, comme un autre composé de la réalité, un ingrédient humain du réel. Ainsi j’ai souvent écrit ces quelques phrases que je souhaite partager avec vous :

Nous sommes le monde qui se pense. Nos yeux sont les yeux du monde qui se regarde. Nos oreilles sont les oreilles du monde qui s’écoute. Notre peau le monde qui se touche, notre nez le monde qui se respire et qui se sent, notre langue le monde qui se goûte et qui se parle.

Or dans la pensée complexe, telle que la conçoit Edgar Morin dans ses travaux, il y a ce lien, qui traverse toute son œuvre, affirmant notre inébranlable relation, appartenance et intégration au réel. Ce lien est celui, pour le philosophe, qui fait la complexité (à ne pas confondre avec le compliqué). Citons Edgar Morin, dans le premier ouvrage de La méthode : « le tout est à la fois plus, moins et autre que la somme de ses parties ». Nous pouvons prendre l’exemple d’une voiture pour expliciter cette idée. Séparément, chaque partie d’une voiture n’a aucune des propriétés du véhicule. Collons de manière aléatoire ces parties les unes aux autres et nous obtiendrons le même poids, la même masse, la même densité que la voiture, mais cet objet n’avancera pas. Pour que les roues, le moteur, les sièges et les freins fassent ensemble une voiture, il faut qu’ils soient montés selon un plan précis, lequel constitue un système. Toutes les parties de la voiture, mêmes collées au hasard sont donc moins qu’une voiture. Mais montées correctement, on obtient un nouvel objet, la voiture fonctionnelle, qui a des propriétés qu’aucun de ses composants ne possède individuellement : elle peut avancer, reculer, accélérer, ralentir, tourner à droite et à gauche, et ainsi de suite. Le tout est donc à la fois plus et moins que la somme de ses parties. Quant à devenir autre, c’est par l’intégration de la voiture sur l’écosystème de la route qu’elle acquiert cette propriété finale : elle navigue dans un flux où il y a d’autres voitures et son conducteur doit sans cesse ajuster sa trajectoire à celle des autres.

L’être humain est donc un objet complexe. Séparément, nos organes sont inutiles. Assemblés selon le schéma complexe qui fait de nous des humains, nous sommes à la fois plus, moins et autre que la somme de nos parties. Cette condition fait de nous des mondes, et des parties du monde. Voilà pourquoi on peut affirmer que nous sommes le monde qui se pense, se perçoit, se ressent.

La gradation existentielle : se compléter, s’accomplir, se réaliser

La maladie nous fragmente. Dans l’addiction, la centration autour de l’objet de la dépendance, qu’elle soit chimique ou comportementale, nous décompose. D’un côté il y a la vie saine, que l’on sacrifie pour la consommation, de l’autre il y a la consommation elle-même qui prend tout l’espace psychique disponible. Le sevrage met fin à la fragmentation, mais ne nous recompose pas pour autant. Il n’est qu’une étape, douloureuse, vers les conditions nécessaires au travail de complétude qui doit prendre la suite. Se compléter c’est se remonter après s’être démonté. Durant cette phase, l’accompagnement psychothérapeutique est essentiel. Les soins bio-psycho-sociaux, qui nécessitent une véritable équipe entourant l’addict, vont contribuer à donner au patient les outils, qu’il doit puiser à la fois en soi et hors de soi, pour redevenir un être complet.

S’accomplir est l’étape qui suit, elle peut prendre beaucoup de temps (des mois, des années…). Il s’agit là de transformer la complétude en accomplissement : l’enjeu est la durabilité. On se doit donc de s’engager vers un développement psychique durable. C’est une écologie du soi avec les autres qui se met en place. Et comme dans toute écologie, on doit privilégier les interrelations : la réintégration de l’écosystème humain, la vie sociale alliant famille, amis, soignants, collègues et camarades revient dans le quotidien. Sans durabilité, il n’y a pas d’abstinence solide. Ne pas se précipiter est crucial. Il faut se donner du temps, car notre corps-esprit en a profondément besoin.

Se réaliser, enfin, est une finalité sans fin. C’est marcher en direction de l’idéal, mais délivré des illusions de l’idéalisme. On s’accorde comme un musicien ; l’instrument, le soi, doit trouver la tonalité qui permet de jouer au sein de l’orchestre. Cela ne marche pas au premier essai. Une fois donné le la, note de référence fournie par le hautbois, chacun va chercher à ajuster les rouages de son instrument à cette note, ce qui permettra ensuite à l’orchestre de jouer ensemble et de donner à écouter une œuvre travaillée et répétée avec soin et régularité.  La réalisation est la musique. Nous devenons alors les musiciens de notre existence. Nous nous jouons, dans un mélange heureux d’improvisation et de retour à une partition. Connaître le solfège –  les théories, les connaissances – est indispensable mais pas suffisant. C’est dans la réalisation que le soi comme œuvre chantante, peut s’interpréter. Ainsi la vie redevient cette agrégation organisée de sons qui fait l’essence de la musique et la musique de l’existence.

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