Le principe de réalité est un concept psychanalytique introduit par Sigmund Freud pour décrire la capacité d’une personne à reconnaître et à accepter les contraintes et les exigences de la réalité extérieure, plutôt que de se laisser guider uniquement par ses impulsions instinctives ou ses désirs inconscients (comme le ferait le principe de plaisir). Le principe de réalité implique la capacité à composer avec les défis et les limitations de la vie quotidienne, à retarder la gratification instantanée et à ajuster ses comportements en fonction des exigences du monde réel.
C’est le principe de réalité qui est effacé par les addictions. La consommation du produit ou le comportement addictif instaure une dictature du principe de plaisir qui soumet à sa logique toutes les dimensions de la vie psychique, de la vie quotidienne. Le principe de plaisir consiste à rechercher l’immédiateté du plaisir, à détruire tous les obstacles entre le moi et le plaisir, qui devient sa propre cause et sa propre conséquence, dans une circularité qui n’en finit plus. Or la réalité est éminemment plus complexe que le plaisir. L’avantage de la réalité c’est qu’elle nous offre l’exercice du libre arbitre et son corollaire inextricablement lié : la prise de responsabilité pour nos actions. L’addict, soumis au principe de plaisir, est déresponsabilisé, c’est la substance qui le contrôle, et plus son moi, laissé en friche désordonnée, à l’abandon, à l’urgence non reconnue des soins psychiques et médicaux.
Même si le principe de réalité est un concept d’abord freudien, on peut l’étendre à l’ensemble des pratiques de soin psychique, qui visent, malgré leur différences, à réintégrer le patient dans une relation pacifique et saine avec le réel. La souffrance psychique surgit justement de l’inadéquation entre le réel et le vécu. Quant je consomme des substances, je souffre en silence tout en me submergeant de plaisir. Il y a là l’apparence d’un paradoxe que l’on peut résoudre aisément : l’opposé du plaisir n’est pas le réel mais la souffrance, comme indiqué dans un article précédent. La réalité peut être synonyme de souffrance, comme dans le bouddhisme, mais cantonner le réel à la souffrance me semble réductionniste. Bien au contraire, le réel est mouvant, pluriel, divers, contingent : sa force est la richesse des expériences qu’il fait vivre aux êtres vivants.
La réalité n’est pas la seule victime du principe de plaisir absolu de l’addiction : le désir s’en trouve aussi largement dégradé et effacé. Plus de désir sexuel, et plus de désir du tout, quel qu’en soit l’objet. L’addict est dans le besoin, et non pas le désir. Le désir agit par le réel comme une force de traction : nous devons travailler à sa réalisation, travail qui médiatise le plaisir, c’est-à-dire qui en est l’intermédiaire nécessaire. Lorsque le plaisir est immédiat, le désir est contourné, piraté par les substances psychoactives.
In fine le principe de réalité est en accord avec la santé psychique et l’addiction est son abolition en faillite. Paul Watzlawick, dans « La réalité de la réalité » (1978), nous dit : « On fait une confusion entre deux aspects différents de ce que nous appelons la réalité. Le premier a trait aux propriétés physiques, perception sensorielle correcte, au sens « commun » ou à une vérification objective, répétable et scientifique. Le second concerne l’attribution d’une signification et d’une valeur à ces choses, et il se fonde sur la communication. » Le principe de réalité est de l’ordre de cette seconde réalité, qui n’est pas réductible à la seule communication. D’ailleurs les psychanalystes travaillent au quotidien avec la réalité psychique, qui a fait l’objet en 1995 d’un numéro spécial de la Revue Française de Psychanalyse. La réalité psychique est, en bref, la perception personnelle des relations entre soi, les autres et le monde, tenant compte à la fois de l’histoire personnelle et de la structure de la personnalité. Pour guérir de l’addiction, l’addict doit réinvestir sa réalité psychique pour y réintroduire de la réalité physique. La tâche est ardue, et, tout le monde s’accorde à ce sujet, requiert beaucoup de temps. Le principe de réalité appartient à la condition humaine, et au delà, à la condition du vivant. Dans une perspective écologique, on peut dire que la réintroduction du réel dans notre rapport au monde est sans doute l’enjeu majeur du XXIe siècle, et l’objet de toute écologie politique.


