Réponses au moi passé

Depuis 2010 (à 20 ans), je m’adresse des « Lettres à l’avenir » dans lesquelles je rédige des témoignages de mes expériences alors présentes, je formule des espoirs, des rêves, des ambitions. Ces lettres avaient dans un premier temps un ton lyrique, caractéristique d’une forme d’écriture à la fois romantique et pleine d’emphase. Le thème récurrent était celui de la souffrance générée par mes addictions. Certaines de ces lettres étaient de véritables prières à l’avenir, demandant à mon futur, dont je suis aujourd’hui l’une des instances, la libération de cette pathologie envers laquelle je ne comprenais pas grand chose. Le cannabis me procurait beaucoup de plaisir, surtout lorsqu’il était consommé dans le cadre festif de soirées étudiantes, mais dès que la consommation s’est transformée en acte solitaire dans mon studio, je commençai à prendre conscience de la dépendance qui s’installait et de la souffrance liée à l’impossibilité de m’abstenir.

Des espoirs d’ambivalence

Aucune des projections grandioses que j’imaginais pour mon avenir ne s’est réalisée. Je sous-estimais probablement l’ampleur de mes psychopathologies, alors qu’elles n’avaient pas encore pris leur forme adulte, plus figées, et plus dangereuses aussi. J’aurais voulu faire un doctorat, il n’en fut rien. J’aurais voulu faire un terrain ethnographique, mais je restai, lors de ma vie en Mongolie, cantonné dans la ville alors la plus polluée au monde en matière de qualité de l’air, ville du chaos routier et commercial, lieu sur lequel je reviendrai un jour clore mon histoire interrompue par mon divorce. J’envisageais mes addictions comme temporaires et limitées dans le temps, elles durèrent plus de 14 ans. Nul besoin de développer ce thème : je suis une déception à bien des égards pour celui que j’étais alors. Mais je ne regrette pas grand chose, si ce n’est les addictions. J’ai connu l’amour, j’ai connu l’aventure, j’ai connu l’exploration, le voyage, l’errance. J’ai parcouru les steppes et le désert de Gobi et ces expériences non anticipées alors, sont de véritables joyaux ambivalents dans ma mémoire. Il y avait en Mongolie une intensité de l’expérience pour l’occidental naïf que j’étais. J’ai rencontré là-bas de jeunes touristes complètement déboussolés par le chaos urbain d’Oulan-Bator, porte d’entrée difficile à franchir pour accéder à la beauté irréfragable de la steppe et des paysages immenses de la campagne mongole. Mon terrain ethnographique m’a absorbé, dévoré dans l’amour, décentré radicalement. En revenant en France, il fallut plusieurs semaines pour s’acclimater à la douceur et à la sécurité de notre pays, que l’on aime (trop) critiquer alors qu’il est si doux et si paisible lorsque l’on revient de la capitale de la Mongolie.

A mon jeune moi

Rien ne s’est passé comme prévu, car finalement, rien n’était prévisible, pour moi, un habitant sédentaire de l’imprévisible. Mes lettres à l’avenir du passé me laissent perplexes, elle regorgent de désirs, de rêves, et désormais adulte, je ne sais pas comment y répondre sans briser ces rêves qui persistent dans ma mémoire profonde. On rencontre souvent l’injonction sociale à ne rien regretter, mais le regret est le témoin d’un désir incomplet, qui ne demande qu’à être actualisé dans l’avenir. La question ne se poserais pas de la même manière si j’avais atteint l’âge de la retraite (et encore, il m’est permis d’en douter). Ce que je veux dire à mon jeune moi, c’est que la vie n’est pas contrôlable par le désir, aussi puissant soit-il. Le désir est une force motrice, mais c’est une marée motrice. Elle monte et descend au rythmes des influences gravitationnelles, et ne saurait être maîtrisée sans falsifier le vécu. L’avantage de mon parcours atypique, c’est la multiplicité des expériences et leur richesse consubstantielle. J’ai exploré et j’explore encore, et à cet égard, je ne suis pas déçu par la tournure des événements. Un jour, peut-être, j’ordonnerai l’immense quantité de lettres à l’avenir, accompagnées des réponses de diverses époques, sous une forme autobiographique, mais pas avant que je n’atteigne le grand âge.

A mon avenir à écrire

Désormais, je peux m’adresser à mon avenir avec plus de tranquillité, malgré les épisodes extrêmes qui ont ponctué ma vie ces derniers mois. Je veux retrouver la liberté de m’abstenir de consommer des substances, apprendre à désamorcer le craving, et m’engager dans une activité professionnelle (pourquoi pas la psychothérapie ?) qui auront un effet stabilisateur, du moins je l’espère. Ou alors il me faut intégrer mon instabilité comme condition existentielle, comme sens de ma vie, et la canalisée vers la production créative d’œuvres psychiques. Je sais que la route, malgré les accidents qui peuvent l’interrompre de manière subite et absurde, est encore longue. Je suis en paix avec l’angoisse de mort, mais pas avec l’angoisse de vie.

Ainsi je vis sur le mode de la vague, qui se forme au lointain de la plage, houleuse comme une trace des tempêtes de l’inconscient qui agissent derrière l’horizon, et qui déferle sur moi dans un va-et-vient perpétuel de création et de destruction. J’ai découvert dans l’une de mes nombreuses lectures, que tout ce qui est passé est sécurisé, car impossible à changer. Tout ce qui est bon, mauvais, jugé bon ou mauvais, demeure passé pour l’éternité. Et l’avenir dépend de ce passé sécurisé, mis dans le coffre fort de l’éternité. Ce qui importe, c’est le présent en tant que perspective d’avenir. En la matière, j’ai encore beaucoup de choses à faire, à accomplir, à réaliser. Je reste jeune au regard de mes parents, mais vieux au regard des plus jeunes. Je suis au milieu de ma vie, au du moins, dans un des milieux de la vie, lequel s’étend de 30 à 50 ans, si l’on tient compte de l’espérance de vie actuelle.

Je ne crois pas en une vie après la mort, car la mort est une nécessité évolutive, mais je crois qu’un jour la médecine saura prolonger la vie, voire nous faire rajeunir. Les enjeux éthiques d’un tel futur nous dépassent complètement. Je m’inquiète pour la planète, mais je continue, faute d’alternative politique, à mener une vie d’occidental altéré par mes expériences orientales. Ces expériences de l’orient son incomplètes, et j’aimerais retourner en Asie un jour, pour m’imprégner de ces cultures où le rapport au monde témoigne d’une histoire radicalement autre que celle de l’Europe. Je voyagerai sur le mode de l’ethnologue, en prenant mon temps, en phénoménologue de la réalité, c’est-à-dire en prenant le temps de ne pas jouer au touriste consumériste. In fine, je conçois mon avenir comme un inachèvement perpétuel, qui durera jusqu’à ma mort. Ce qui compte, c’est la projection, qui est souvent visuelle. Des images de mon moi futur me traversent, multiples, contingentes, changeantes. Je sais que cela n’a aucune valeur de prédiction, et c’est très bien comme ça.

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