Phénoménologie de l’addiction

La phénoménologie est un courant philosophique développé par Edmund Husserl et qui a eu une influence et une postérité considérable, de Sartre à Merleau-Ponty, de Levinas à Derrida. Le concept clé de la phénoménologie c’est la réduction, que l’on appréhende aussi par la notion d’épochè. Il s’agit de mettre en suspend tout jugement dans la relation à un objet ou un sujet tel qu’il apparaît à la conscience. Comme le disait Husserl, en phénoménologie, « Il s’agit de décrire et non pas d’expliquer ou d’analyser ». La description phénoménologique consiste à se focaliser sur les actes de conscience qui permettent l’accès à l’objet avant que le filtre de la culture et des préjugés ne le déforme avec des interprétations diverses. Dans ce contexte, est-il possible d’esquisser une phénoménologie de l’addiction ?

L’addiction est-elle un phénomène ?

L’addiction présente une difficulté pour pouvoir être appréhendée comme phénomène car elle relève plutôt d’une composition, d’un ensemble de phénomènes qui, mis ensemble, constituent une psychopathologie. S’il fallait appliquer la réduction phénoménologique, quel phénomène propre à l’addiction devrions-nous choisir ? La consommation ? Le sevrage ? La rechute ? Le craving ? Voilà autant de phénomènes distincts qui tous peuvent être compris de manière directe, sans filtre, mais sans l’économie non plus d’une description détaillée de ce qui les caractérise. Postuler l’addiction comme phénomène, c’est donc réunir l’ensemble de ses composantes et la présenter comme unifiée. Le terme de dépendance fut un temps utilisé, mais il est tombé en désuétude dans les études cliniques les plus récentes. Pourtant, être addict, c’est dépendre de. L’addiction comme phénomène gagnerait à être décrite sous une forme circulaire : il s’agirait d’un cycle, d’un cercle de causalités auto-engendrées, qui se répète jusqu’à l’infini s’il n’est pas stoppé, de lui-même ou par une intervention thérapeutique. C’est donc sous la figure du cycle de la consommation que l’on peut poser les bases d’une phénoménologie de l’addiction, comprise dans son immédiate circularité.

Circularité d’une psychopathologie

Le cycle se répète, c’est là son unique propriété, qui rappel l’éternel retour dont l’univers nietzschéen ou héraclitéen en est l’instance. Même si le cycle doit bien être initié, cette phase d’initiation disparaît aussitôt déployée. Nous ne sommes dès lors plus capables de déterminer ce qui vient en premier ou en dernier, car il n’y a dans le cercle, ni début, ni fin, juste l’infinie répétition. Il peut sembler logique de mettre en première position le craving, même s’il reviendra par la suite d’un sevrage trop brutal, par exemple. Craving, rechute, consommation, sevrage, abstinence, craving : voilà le cercle complet. Sortir de ce cercle est une difficulté considérable, une lutte, un combat dans lequel il faut, paradoxalement en apparence, savoir lâcher prise. Se maintenir dans l’abstinence n’est donc pas sortir du cercle, mais le figer dans l’une de ses étapes, avec le risque, toujours présent, de devoir affronter à nouveau les autres étapes du cercle. Comment fixer l’abstinence lorsque le cercle appelle toujours à de nouvelles itérations ? Comment se figer dans une posture tout en la sachant temporaire par nature ? La réponse est, comme souvent, supposée dans la question : c’est la temporalité qui nous tirera d’affaire. Figer la temporalité de l’abstinence n’est pas figer l’ensemble de la vie. Pour se sortir de l’addiction, il faut donc se décentrer, se désencercler. La solution est dans tout ce qui n’appartient pas à ce cercle infini : l’immense variété des expériences multiples de la vie, pourvoyeuses de plaisir et de souffrance, dans un principe de réalité vécu dans notre chair. C’est ce que je m’emploie à faire, et c’est erratique, non linéaire, avec des hauts et des bas, un relief accidenté, à l’image de mon parcours de vie atypique.

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